“Ce que vous voyez dans le noir” : la lettre ouverte de Rudy Gobert traduite en intégralité

Le 16 avr. 2024 à 12:36 par Nicolas Meichel

rudy gobert
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En ce début de semaine, et à quelques jours du début des Playoffs, le pivot français des Wolves Rudy Gobert s’est exprimé dans une lettre ouverte sur le site The Players’ Tribune. Une lettre poignante dans laquelle il revient notamment sur son enfance et les différentes épreuves qu’il a dû traverser avant de devenir l’un des meilleurs défenseurs de l’histoire NBA. Traduction complète juste en dessous.

Avant le début des Playoffs, j’ai besoin d’exprimer certaines choses. Je suis une personne plutôt réservée, et ce n’est pas très naturel de vous parler de moi si je ne vous connais pas. Mais je ne pense pas que vous pouvez me comprendre tant que vous ne connaissez pas un peu mon histoire, et tout ce que j’ai traversé dans ma vie pour arriver jusqu’ici. Alors allons-y. J’espère que vous serez suffisamment ouvert pour m’écouter.

Lorsque notre saison s’est terminée l’été dernier, je suis allé dans les bois dans le sud de l’Oregon et j’ai passé trois jours dans l’obscurité au sein d’un refuge. Pas de téléphone, pas de livre, pas de distraction. Juste moi et mes pensées pendant 64 heures. C’était vraiment très fort.

Lorsque vous soufflez cette petite bougie la première nuit et qu’il n’y a plus que vous et votre propre esprit, c’est réel. Toutes les béquilles sur lesquelles vous vous appuyez pour vous distraire et nourrir votre ego ne sont plus là. Il y a une petite fente dans la porte de votre chambre dans laquelle on glisse un plateau de nourriture pour le petit-déjeuner et le dîner, et c’est tout. En gros, c’est de la méditation multipliée par 1 000.

Plus que tout, vous réalisez à quel point votre vie, vos rêves, vos peurs et tout ce qui vous tient à cœur sont occultés par le quotidien. L’obscurité vous montre tout. Même les choses que vous pensiez avoir enterrées. Pour moi, il y a eu beaucoup de beaux souvenirs. Mais il y en a eu aussi des douloureux.

Je suis toujours un peu réticent pour parler de mon parcours personnel. Je ne sais pas si c’est une question de culture ou si c’est simplement ma propre nature. Mais je pense que cela a fait de moi une personne un peu incomprise. Quand je suis arrivé dans la Ligue, je me suis contenté de dire que j’étais Français. Mais ces dernières années, après l’épisode du COVID, mon transfert à Minnesota et l’incident contre les Warriors cette saison, j’ai l’impression que les gens se font leur propre idée sur moi sans savoir grand-chose de qui je suis vraiment.

Si vous voulez vous arrêter là avec moi, ça me va.

Mais si vous voulez vraiment apprendre à me connaître plus profondément, je vais vous faire part de certaines choses qui me sont venues à l’esprit lorsque j’ai réfléchi à ma vie dans l’obscurité…

De belles choses. Des choses douloureuses. Beaucoup de choses……..

“I feel like people make their own stories about me without knowing much about who I am.”

This is the real @rudygobert27.https://t.co/CmTEhXuBJi

— The Players' Tribune (@PlayersTribune) April 15, 2024

“Nous ne voulons pas de ce bébé dans notre maison.”

Avant même que je ne sois conscient, alors que je n’étais qu’un enfant qui venait de venir au monde dans le nord de la France, certaines personnes ne voulaient pas de moi à cause de ce que j’étais. Et pas seulement des gens. Les miens. De la famille très proche, en fait.

C’est un souvenir douloureux, mais que je dois partager. Chaque année, la famille de ma mère organisait un grand dîner de Noël dans la maison d’une certaine personne. Ma mère est blanche. Mon père est noir. Il est originaire de la Guadeloupe et jouait professionnellement au basket-ball en France lorsqu’ils se sont rencontrés. Ma mère avait déjà deux enfants blancs issus d’une relation précédente, et puis je suis arrivé dans le monde….

Et pour certaines personnes, cela représentait un problème.

Après ma naissance, certains membres de la famille lui ont clairement fait comprendre qu’elle n’était pas la bienvenue au repas de Noël si elle m’amenait avec elle.

Elle pouvait venir seule. Mais elle ne pouvait pas amener “cet enfant”. Elle ne pouvait pas amener Rudy.

Elle était dévastée. Et évidemment, elle a passé Noël avec moi à la place. Elle leur a dit : “Si c’est ce que vous pensez, alors vous ne me verrez plus. Pas à Noël. Jamais. Je ne veux rien avoir à faire avec vous.”

Ma maman…. Que serais-je sans elle ?

Dès le premier jour, avant que je puisse me protéger, ma mère me protégeait. Les choses qu’elle a faites pour moi et mes frères et sœurs… c’est incroyable. Financièrement, nous n’avions pas grand-chose. Mon père est retourné en Guadeloupe quand j’avais deux ans, et ma mère a dû assumer de nombreuses responsabilités. Nous vivions dans ce qu’on appelle un HLM. Des logements sociaux. Des immigrés de tous les horizons. Il se passait beaucoup de choses, c’était un endroit intéressant. Peu importe ce qui se passait, je me sentais toujours reconnaissant et heureux de tout ce que j’avais. Je ne me suis jamais plaint, je n’ai jamais demandé à ma mère des choses que nous ne pouvions pas nous permettre.

L’un de mes premiers souvenirs est d’avoir accompagné ma mère dans un petit magasin qu’une association caritative tenait le week-end. Pour une raison quelconque, c’était une période moins abondante pour nous, et on pouvait y faire des courses gratuites et d’autres choses du même genre. Pendant les vacances, il y avait une table entière de jouets destinés à tous les enfants.

Ma mère m’a dit que je pouvais choisir ce que je voulais comme cadeau de Noël. Je me souviens avoir choisi ce jouet vraiment génial, et j’avais peut-être six ou sept ans. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me rendre compte de ce qu’était ma vie à l’époque, comparée à celle des autres enfants, et à ressentir ce sentiment de bonheur mêlé à de la tristesse, mêlé à de la faim…. Alors que je jouais avec ce nouveau jouet, je me souviens avoir pensé : “Un jour, nous n’aurons plus à nous soucier de rien.”

Il ne s’agissait pas vraiment d’argent ou de choses matérielles. Il s’agissait de se sentir à l’aise. De contrôler la situation.

Ce petit souvenir m’est revenu dans l’obscurité. C’était comme si cela se passait juste devant moi. Il était si vivant.

Et ce n’est pas un souvenir triste. C’est important de comprendre ça. Ce n’est pas triste du tout. C’est magnifique.

À l’époque, je n’avais jamais joué avec un ballon de basket. Mais je savais – je savais vraiment – que d’une manière ou d’une autre, tout cela allait se produire. J’y croyais dur comme fer. Pas nécessairement que j’allais jouer en NBA. Mais que j’allais réussir – peu importe ce que cela signifiait pour moi. Sciences, droit, comptabilité, peu importe. Cela n’avait pas d’importance. J’allais réussir. Pour nous.

Rudy Gobert reveals that his family on his mother's side did not want him around because of his skin color

“We don’t want that baby in our house.”

(Via https://t.co/XcLFOYy5oI) pic.twitter.com/WCc34gtt3O

— NBACentral (@TheDunkCentral) April 15, 2024

À l’âge de 12 ans, j’étais obsédé par le basket-ball. J’achetais tous les magazines qui me tombaient sous la main. Vous vous souvenez de ces posters au milieu de chaque numéro ? Je les arrachais et les collais sur le mur de ma chambre. J’en ai mis tellement qu’au bout d’un moment, on ne voyait même plus les murs en dessous. C’était des posters NBA qui faisaient tout le mur avec mes graffitis dessus. Je fermais les yeux et m’imaginais sur un parquet de la NBA – dunker la balle, défendre sur des légendes comme Kobe, Tony, Dirk, STAT … c’était l’endroit où j’allais. Dans ma tête, dans ma chambre, en France. Si vous voyiez une photo de moi à cet âge, vous ne le croiriez peut-être pas. Mais j’y croyais de tout mon cœur et de toute mon âme.

Quelques mois après mes 13 ans, j’ai eu l’opportunité de rejoindre une académie de basket-ball dans une ville appelée Amiens, un peu plus loin de ma ville natale, Saint-Quentin. Dans mon esprit, cette opportunité était le moyen de poursuivre mon rêve et de me mettre dans une situation où je pouvais m’améliorer chaque jour. Nous avions deux ou trois entraînements par jour, plus l’école. Amiens étant loin de chez moi, je ne rentrais que le week-end. Je savais que ce ne serait pas facile, mais je sentais que c’était nécessaire, et j’ai pris ma décision. Je prendrais le train de 6h20 le lundi matin et je rentrerais le vendredi soir. Mes frères et sœurs étaient déjà partis à l’université et j’étais le seul enfant à la maison avec maman. Ce n’est que des années plus tard que j’ai réalisé à quel point il était difficile pour ma mère de voir son plus jeune enfant quitter la maison à ce moment-là.

À l’époque, tout ce qu’elle m’a dit, c’est : “Poursuis tes rêves. Tout ira bien pour moi.”

Lorsque vous êtes concentré sur le quotidien, tous ces souvenirs peuvent être flous. Il y a toujours du bruit. Mais lorsque j’étais assis dans l’obscurité, c’était comme une machine à remonter le temps. Vous êtes littéralement dans le train à six heures du matin. Vous sentez l’odeur des sièges. Vous vous souvenez de toutes les choses que vous avez dû endurer. Vous vous souvenez des enfants qui vous traitaient de n***** à l’école primaire. Vous vous souvenez des entraîneurs qui pensaient que vous étiez nul et que vous n’aviez aucune chance de devenir professionnel. Vous vous souvenez à quel point vous étiez désespéré de faire de votre rêve une réalité pour vous et votre famille. Vous vous souvenez d’avoir été assis dans le salon, tellement en colère et déçu, pleurant avec votre mère quand, à 15 ans, vous avez reçu cette lettre vous annonçant que vous n’étiez pas accepté dans la meilleure académie de basket-ball de France. Vous vous souvenez que votre mère vous a dit de continuer à croire, que cela devait arriver.

Vous vous souvenez de tout.

Vous vous rappelez avoir fait des tirs dans le gymnase avec certains de vos coéquipiers lorsque vous aviez 17 ans, que vous n’étiez même pas connu en France, et que vous leur avez dit : “Je ne veux pas me contenter d’arriver en NBA. Je veux être un All-Star. Non, je vais être un All-Star.”

Et ils se moquent tous de toi en disant : “Frère, qu’est-ce que tu dis ?

Et toi, tu réponds : “Tu verras. Regarde-moi. Regarde-moi.”

Tu te souviens d’avoir montré à ta mère cette première mock draft avec ton nom dessus. Son nom. Notre nom. Gobert.

Fort. Grand respect @rudygobert27 👏https://t.co/65PjnP7YPn

— TrashTalk (@TrashTalk_fr) April 15, 2024

Y penser me fait encore sourire aujourd’hui. Quel voyage…. Je suis tellement reconnaissant pour tout cela.

J’ai quitté ma maison à l’âge de 13 ans pour participer à cette aventure du basket-ball et, jusqu’à ce passage dans l’obscurité l’été dernier, je n’avais jamais pris de recul et apprécié l’arc de ma vie de cette manière. C’était comme lorsque vous jouez à l’un de ces vieux jeux RPG de Playstation et que vous vous rendez dans la pièce calme pour sauvegarder votre jeu sur la carte mémoire. C’est comme si j’avais posé la manette pendant un moment, que j’avais dézoomer et que j’avais senti que j’étais exactement là où je devais être sur mon chemin…. en appréciant la beauté de tout cela.

Cela m’a permis de comprendre comment les autres me voyaient aussi.

Vous savez… de toutes les merdes que j’ai reçues au cours de ma carrière, une grande partie était méritée. J’ai fait des erreurs, comme tout le monde. Mais le seul moment qui me dérange vraiment, c’est quand on m’a demandé ce que ça faisait de manquer le All-Star Game en 2019, et que j’ai fondu en larmes.

Je pense que ce moment, plus que tout autre, définit la façon dont les gens me voient en Amérique par rapport à ce que je suis vraiment.

Quand c’est arrivé, j’ai été pris au dépourvu. J’avais un tas de caméras devant moi après notre entraînement. On m’a posé des questions sur le fait de ne pas faire partie de l’équipe, et j’ai commencé à raconter aux journalistes que c’était ma mère qui m’avait appelé pour m’annoncer la nouvelle. Et qu’elle s’était mise à pleurer au téléphone avec moi.

Pour une raison que j’ignore, j’ai perdu le contrôle.

Je pense que c’est quelque chose qui arrive à tout le monde quand on parle de sa maman…. Je ne montrerais jamais d’émotion devant ma mère. Je suis toujours un roc. Je dois faire comme si tout allait bien. Mais à ce moment-là, quand j’ai pensé à elle devant tous les journalistes et les caméras, c’est comme si j’étais redevenu un enfant. J’ai puisé dans quelque chose de très brut en moi, et c’est comme si tout me revenait dans une vague d’émotions – tous les souvenirs, et tout ce qu’elle a fait pour m’aider à vivre mes rêves – et j’en ai eu les larmes aux yeux.

Je n’étais pas ému parce que j’avais manqué le All-Star Game. C’était bien plus profond que cela. Je pleurais à cause de la signification profonde. Ce que ma mère représente pour moi. À quel point le basket-ball compte pour moi. Tout ce que nous avons traversé ensemble.

Bien sûr, les réseaux sociaux sont devenus fous. On en a fait un mème et tout le monde a fait des blagues, parce que c’est comme ça que le monde fonctionne aujourd’hui. Mais honnêtement, vous savez quoi ? Je ne reviendrais jamais en arrière. C’est l’un des moments les plus authentiques que j’ai vécu devant une caméra de télévision.

Je souhaite à tous les gens de cette planète d’avoir quelque chose dans leur vie à laquelle ils donnent tout – toute leur passion, tout leur cœur et toute leur émotion – de la même manière que je déverse toute mon âme dans le basket-ball.

J’espère que les enfants regarderont cette vidéo et qu’ils verront à quel point cette personne sur leur écran est passionnée. Quelqu’un qui se bat pour ses rêves.

Personne ne devrait avoir peur d’échouer, surtout pas les enfants. Montrer ses émotions…. Ce n’est pas de la faiblesse. C’est simplement être vrai.

C’est un message que j’aimerais que l’on transmette davantage aux enfants. J’ai vu à quel point les réseaux sociaux sont aujourd’hui toxiques pour les enfants. C’est incessant. Si vous êtes un adolescent qui grandit dans ce monde, vous avez besoin de la vérité, pas d’un conte de fées. Et la vérité, c’est que vous allez traverser beaucoup de choses dans votre vie, et que vous allez être mis à l’épreuve. Il y aura beaucoup de moments dans votre vie où la chose la plus facile à faire sera de craquer. Je l’ai fait moi-même ! Je ne suis pas parfait. J’ai commis ma part d’erreurs, mais si j’ai une sagesse à partager après avoir travaillé sur moi-même ces dernières années, c’est celle-là…..

Il y a beaucoup de satisfaction à être soi-même, même si l’on sait que certaines personnes se moqueront de nous pour cela. Pour moi, la plus grande forme de force est de rester fidèle à soi-même, même si le monde se moque de nous. C’est alors que vous montrez votre vrai visage.

Vous aurez toujours des détracteurs. Certaines personnes essaieront toujours de vous rabaisser. Mais ils sont humains comme vous. Ils ont les mêmes problèmes que vous. Les mêmes frustrations. Parfois, ce sont eux qui souffrent le plus.

La machine des réseaux sociaux ne s’arrêtera jamais. Elle essaiera toujours de mettre de l’huile sur le feu et de nous monter les uns contre les autres pour le divertissement. Surtout s’il s’agit de deux hommes noirs. C’est la réalité. Mais la vérité, c’est que je ne considère aucun membre de la NBA – passé ou présent – comme mon ennemi. Nous ne sommes plus que 450 à avoir la chance de jouer dans cette ligue, et je considère chacun d’entre eux comme mes frères. Peu importe où vous êtes né ou la langue que vous parlez, si vous êtes arrivé jusqu’ici, c’est que vous avez vécu des choses que le commun des mortels n’oserait pas croire, et vous avez mon plus grand respect.

Cette fraternité devrait être bien plus importante que le basket-ball.

Tous les mèmes, les blagues et le drama sur les réseaux sociaux…. C’est bon pour les clics. Pour les affaires. Pour le divertissement.

En tant qu’adultes, en tant qu’êtres humains, nous devrions être fiers de défendre quelque chose de plus grand. Dans ce monde fou, avec tous ses vrais problèmes, c’est juste du basket en fin de compte. Je l’aime plus que tout. J’ai donné ma vie à ce jeu. Mais ce n’est que du basket. Plus que tout, j’aimerais que nous ayons plus de compréhension et d’empathie les uns pour les autres. Même pour nos plus grands rivaux. Surtout pour eux.

En fin de compte, lorsque la bataille est terminée, je veux pouvoir tendre la main et dire “Je te comprends. Ce n’est que du basket. On est en bons termes. Je te comprends.”

…. J’espère qu’on vous battra ce soir, mais je te comprends quand même.

 – RUDY GOBERT


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